René Guénon : « La Franc-Maçonnerie » (1)
La réputation de la
Franc-Maçonnerie n’est plus à faire. Nombreux sont ceux qui désormais ne
sont plus dupes ni naïfs quant à ses véritables desseins. La réputation
qu’elle s’est construite (seul construction encore à sa portée…) n’est
pour autant pas injustifiée. Dans un soucis de vérité, il convient
néanmoins de faire apparaitre quelques nuances trop peu mises en valeur,
et notamment de faire la distinction entre la Maçonnerie Opérative et
Maçonnerie Spéculative.


Partie 1 : De la Maçonnerie Opérative à la Maçonnerie Spéculative
- Distinction essentielle
Pour commencer, voici le passage d’un
article de René Guénon qui tend à marquer une distinction entre la
Maçonnerie Opérative et la Maçonnerie Spéculative, cette distinction est
fondamentale. On y trouve également quelques précisions intéressantes
sur la déviation opérée au XVIIIe siècle, qui marqua le point de départ
d’une dérive qui déboucha sur la Maçonnerie atrophiée que l’on connait.

Tel
n’est d’ailleurs pas l’avis de M. Bédarride, qui cite un assez grand
nombre d’exemples, notamment dans les monuments religieux, de figures
dont le caractère symbolique est incontestable ; il parle en particulier
des deux colonnes de la cathédrale de Wurtzbourg, « qui prouvent,
dit-il, que les Maçons constructeurs du XIVe siècle pratiquaient un
symbolisme philosophique », ce qui est exact, à la condition, cela va de
soi, de l’entendre au sens de « philosophie hermétique », et non pas
dans l’acception courante où il ne s’agirait que de la philosophie
profane, laquelle, du reste, n’a jamais fait le moindre usage d’un
symbolisme quelconque. On pourrait multiplier les exemples indéfiniment ;
le plan même des cathédrales est éminemment symbolique, comme nous
l’avons déjà fait remarquer en d’autres occasions ; et il faut ajouter
aussi que, parmi les symboles usités au moyen âge, outre ceux dont les
Maçons modernes ont conservé le souvenir tout en n’en comprenant plus
guère la signification, il y en a bien d’autres dont ils n’ont pas la
moindre idée (1).

Il faut à
notre avis, prendre en quelque sorte le contre-pied de l’opinion
courante, et considérer la « Maçonnerie spéculative » comme n’étant, à
bien des points de vue, qu’une dégénérescence de la «
Maçonnerie opérative ». Cette dernière, en effet, était vraiment
complète dans son ordre, possédant à la fois la théorie et la pratique
correspondante, et sa désignation peut, sous ce rapport, être entendue
comme une allusion aux « opérations » de l’« art sacré », dont la
construction selon les règles traditionnelles était une des
applications. Quant à la « Maçonnerie spéculative » qui a d’ailleurs
pris naissance à un moment où les corporations constructives étaient en
pleine décadence, son nom indique assez clairement qu’elle est confinée
dans la « spéculation » pure et simple, c’est-à-dire dans une théorie
sans réalisation ; assurément, ce serait se méprendre de la plus étrange
façon que de regarder cela comme un « progrès ». Si encore il n’y avait
eu là qu’un amoindrissement, le mal ne serait pas si grand qu’il l’est
en réalité ; mais, comme nous l’avons dit déjà à diverses reprises, il y
a eu en outre une véritable déviation au début du XVIIIe siècle, lors
de la constitution de la Grande Loge d’Angleterre, qui fut le point de
départ de toute la Maçonnerie moderne. Nous n’y insisterons pas
davantage pour le moment, mais nous tenons à faire remarquer que, si
l’on veut comprendre vraiment l’esprit des constructeurs du moyen âge,
ces observations sont tout à fait essentielles ; autrement, on ne s’en
ferait qu’une idée fausse ou tout au moins fort incomplète.
(1) Nous
avons eu dernièrement l’occasion de relever, à la cathédrale de
Strasbourg et sur d’autres édifices d’Alsace, un assez grand nombre de
marques de tailleurs de pierres, datant d’époques diverses, depuis le
XIIe siècle jusqu’au début du XVIIe ; parmi ces marques, il en est de
fort curieuses, et nous avons notamment trouvé le swastika, auquel M.
Bédarride fait allusion, dans une des tourelles de la flèche de
Strasbourg. »
À propos des constructeurs du Moyen-Âge,
Publié dans le numéro de janvier 1927 du Voile d’Isis
- Maçonnerie : Centenaire ou millénaire ?
Dans cet extrait, René Guénon témoigne de
l’impossibilité de déterminer l’époque à laquelle remonte la
Maçonnerie, et expose les erreurs courantes que font les modernes à ce
sujet.
« Dans le Grand Lodge Bulletin d’Iowa
(numéro de janvier), un article est consacré à l’« âge de la Maçonnerie
», ou, pour mieux dire, à montrer que celui-ci est en réalité
impossible à déterminer ; le point de vue des historiens modernes, qui
ne veulent pas remonter plus loin que la fondation de la Grande Loge
d’Angleterre en 1717, est assurément injustifiable, même en tenant
compte de leur parti pris de ne s’appuyer que sur des documents écrits,
car il en existe tout de même d’antérieurs à cette date, si rares
soient-ils. Il est d’ailleurs à remarquer que ces documents se
présentent tous comme des copies d’autres beaucoup plus anciens, et que
la Maçonnerie y est toujours donnée comme remontant à une antiquité fort
reculée ; que l’organisation maçonnique ait été introduite en
Angleterre en 926 ou même en 627, comme ils l’affirment, ce fut déjà,
non comme une « nouveauté », mais comme une continuation d’organisations
préexistantes en Italie et sans doute ailleurs encore ; et ainsi, même
si certaines formes extérieures se sont forcément modifiées suivant les
pays et les époques, on peut dire que la Maçonnerie existe vraiment from
time immemorial, ou, en d’autres termes, qu’elle n’a pas de point de
départ historiquement assignable. »
Comptes rendus d’articles de revues, Mars 1939
- Une filiation traditionnelle ?
« Seulement,
comme il y a là quelque chose qui semble inconciliable avec les
tendances que l’on constate dans la Maçonnerie actuelle, il se demande
s’il y a bien eu une filiation continue, ou s’il n’y a pas eu plutôt une
sorte de « subversion » ; il inclinerait même à penser que les éléments
traditionnels ont pu être simplement « empruntés » à des sources
diverses, sans qu’il y ait eu transmission régulière, ce qui
expliquerait, suivant lui, une déviation qui aurait été impossible « si
l’organisation maçonnique avait été conduite par des chefs qualifiés ».
Nous ne pouvons le suivre sur ce point, et nous regrettons qu’il se soit
abstenu d’étudier de plus près la question des origines, car il aurait
pu se rendre compte qu’il s’agit bien d’une organisation initiatique
authentique, qui a seulement subi une dégénérescence ; le début de cette
dégénérescence, c’est, comme nous l’avons dit souvent, la
transformation de la Maçonnerie opérative en Maçonnerie spéculative,
mais on ne peut parler ici de discontinuité : même s’il y eut « schisme
», la filiation n’est pas interrompue pour cela et demeure légitime
malgré tout ; la Maçonnerie n’est pas une organisation fondée au début
du XVIIIe siècle, et, au surplus, l’incompréhension de ses adhérents et
même de ses dirigeants n’altère en rien la valeur propre des rites et
des symboles dont elle demeure la dépositaire. »
Comptes rendus d’articles de revues, Juin 1937

« Le Grand Lodge Bulletin d’Iowa (n°
de septembre) donne une étude sur le symbolisme de la lettre G » […] «
Mais la vérité est que la lettre G peut avoir plus d’une origine, de
même qu’elle a incontestablement plus d’un sens ; et la Maçonnerie
elle-même a-t-elle une origine unique, ou n’a-t-elle pas plutôt
recueilli, dès le moyen âge, l’héritage de multiples organisations
antérieures ? »
Comptes rendus d’articles de revues, Décembre 1932

« Dans le Symbolisme (numéro de
décembre), sous le titre Le Plagiat des Religions, Albert Lantoine
envisage les ressemblances qui existent entre le symbolisme des diverses
religions, y compris le Christianisme, celui de la Maçonnerie et celui
des initiations antiques ; il n’y a pas lieu de s’étonner, dit-il, de
ces similitudes qui procèdent, non du plagiat volontaire, mais d’une
concordance inévitable ; cela est exact, mais il faudrait aller encore
plus loin en ce sens, et il a le tort de méconnaître la filiation
réelle, et non pas seulement « livresque » ou « idéale », qui existe
entre les différentes formes traditionnelles, sous leur double aspect
exotérique, dont la religion est un cas particulier, et ésotérique ou
initiatique ; il ne s’agit point là d’« emprunts », bien entendu, mais
des liens qui rattachent toute tradition authentique et légitime à une
seule et même tradition primordiale. »
Comptes rendus d’articles de revues, Février 1938
- Composition de l’ancienne maçonnerie opérative
Un court passage où René Guénon,
répondant à un article d’Alfred Dodd paru dans le Masonic Light (numéro
de décembre l949), survole la question de la composition des loges dans
l’ancienne Maçonnerie opérative.
« Passons sur ses remarques
concernant les « ouvriers illettrés » dont se serait composée
exclusivement l’ancienne Maçonnerie opérative, alors que, en réalité,
celle-ci « accepta » toujours des membres qui n’étaient ni ouvriers ni
illettrés (dans chacune de ses Loges, il y avait tout au moins
obligatoirement un ecclésiastique et un médecin) ; de plus, en quoi le
fait de ne savoir ni lire ni écrire (ce qui, entendu littéralement et
non symboliquement, est sans aucune importance au point de vue
initiatique) peut-il bien empêcher d’apprendre et de pratiquer un rituel
qui, précisément, ne devait jamais être confié à l’écriture ? »
Comptes rendus d’articles de revues, Juillet-août 1950
- Divergences internes
Extrait du commentaire d’un article paru
dans la « Revue Internationale des Sociétés Secrètes» (numéro du 15
juin) sur les divergences entre les différentes loges.
« En tout cas, pour ce qui est de
l’affirmation qu’il n’y a jamais eu de Maçonnerie « jacobite » ou «
orangiste », mais qu’il y a toujours eu « la Maçonnerie » purement et
simplement, rien ne saurait être plus faux ; à partir de 1717, il n’y a
jamais eu, au contraire, que de multiples organisations maçonniques de
tendances fort divergentes, et les actuels différents de la Maçonnerie «
latine » et de la Maçonnerie « anglo-saxonne », pour ne prendre que
l’exemple le plus manifeste, montrent bien que rien n’est changé à cet
égard depuis le XVIIIe siècle ! »
Comptes rendus d’articles de revues, Octobre 1938
- Pour renouer le lien Traditionnel
Pour terminer cette première partie,
encore un extrait tiré du commentaire d’un article intitulé «
L’Infidélité des Francs-Maçons » paru dans la revue « Mercure de France »
numéro du 15 juillet 1935, où René Guénon constate l’incompétence des
Maçons actuels et donne une esquisse de ce que pourraient être les bases
stratégiques d’un redressement.
« Le véritable remède à la
dégénérescence actuelle de la Maçonnerie, et sans doute le seul, serait
tout autre : ce serait, à supposer que la chose soit encore possible, de
changer la mentalité des Maçons, ou tout au moins de ceux d’entre eux
qui sont capables de comprendre leur propre initiation, mais à qui, il
faut bien le dire, l’occasion n’en a pas été donnée jusqu’ici ; leur
nombre importerait peu d’ailleurs, car, en présence d’un travail sérieux
et réellement initiatique, les éléments « non-qualifiés »
s’élimineraient bientôt d’eux-mêmes ; et avec eux disparaîtraient aussi,
par la force même des choses, ces agents de la « contre-initiation » au
rôle desquels nous avons fait allusion dans le passage du Théosophisme
qui est cité à la fin de l’article, car rien ne pourrait plus donner
prise à leur action. Pour opérer « un redressement de la Maçonnerie dans
le sens traditionnel », il ne s’agit pas de « viser la lune », quoi
qu’en dise « Inturbidus », ni de bâtir dans les nuées ; il s’agirait
seulement d’utiliser les possibilités dont on dispose, si réduites
qu’elles puissent être pour commencer ; mais, à une époque comme la
nôtre, qui osera entreprendre une pareille œuvre ? »
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