Nouveau regard sur l'histoire des États-Unis, de 1492 à nos jours
C’est
le propre de la fiction de transfigurer la réalité. Lorsque cette
fiction se met au service d’un État ou d’un système économique,
elle se nomme propagande idéologique.
On
se souvient peut-être de 1492, le film commémorant la découverte
de l’Amérique par Christophe Colomb, tourné quelque cinq cents
ans plus tard. On y voyait Gérard Depardieu, sur une plage de
violons, baiser le sable de l’île d’Hispaniola, avant de se
frotter à des indigènes menaçants...
En
réalité, les Arawaks au complet “abandonnèrent leurs villages
pour se rendre sur le rivage, puis nagèrent jusqu’à cet étrange
et imposant navire afin de mieux l’observer.”
Christophe
Colomb tenait un journal de bord et il note lui-même que les Arawaks
“ont apporté des perroquets, des pelotes de coton, des lances et
bien d’autres choses qu’ils échangeaient contre des perles de
verre et des grelots. Ils échangeaient volontiers tout ce qu’ils
possédaient [...] Ils ne portent pas d’armes.”
Passée
la surprise des premiers instants, le caractère propre à la
civilisation occidentale reprend le dessus, et Colomb écrit ce
commentaire prophétique : “Ils feraient d’excellents domestiques
[...] Avec seulement cinquante hommes, nous pourrions les soumettre
tous et leur faire faire tout ce que nous voulons.” Les choses
étaient dès le départ mal engagées.
On
sait ce qu’il advint par la suite des Indiens de tout ce continent
nouvellement découvert. Et les cinq siècles qui suivirent ne furent
guère plus réjouissants.
Une
entreprise de démythification
Toute
l’entreprise de Howard Zinn est, dans un premier temps, de détruire
les mythes américains. Cette épopée du Nouveau Monde et de ses
illustres figures -ses “sauveurs”, comme ils sont considérés
dans les livres d’histoire outre-Atlantique-, Colomb et les
pionniers, les Pères Fondateurs pour la Révolution , Lincoln pour
la sortie de l’esclavage, Roosevelt pour la Grande Dépression,
Carter pour la guerre du Vietnam et le scandale du Watergate..., Zinn
s’attache à la désacraliser, et à l’inscrire dans un contexte
matérialiste qui fait la part belle aux obscurs, aux sans-grade, à
ceux dont on ne parle jamais mais qui n’en sont pas moins les
véritables acteurs de l’histoire. Partant, il rend ainsi hommage à
d’innombrables figures oubliées. Le parti pris est évident et
totalement revendiqué. Selon l’auteur lui-même, il s’agit d’une
“histoire irrespectueuse à l’égard des gouvernements et
attentive aux mouvements de résistance populaire. Une histoire qui
penche clairement dans une certaine direction, ce qui ne me dérange
guère tant les montagnes de livres d’histoire sous lesquelles nous
croulons penchent clairement dans l’autre sens.”
Un
pays fondamentalement raciste
Même
si l’on en parle peu, on connaît assez bien la douloureuse
tragédie des Indiens. Véritable génocide, leur massacre organisé
s’est déroulé sur près de quatre cents ans, en fonction des
velléités expansionnistes du nouvel empire qui se constituait. La
technique est toujours la même : profiter de la supériorité
militaire pour accaparer de nouvelles terres, refouler les Indiens,
leur promettre la tranquillité sur leurs nouveaux lieux de vie,
trahir la parole donnée et pousser toujours plus loin la conquête.
Les colons ont toujours utilisé la politique du fait accompli pour
refuser de rendre les terres volées ; une fois qu’ils étaient
installés quelque part, ils ne pouvaient plus se retirer. Le tout
s’accompagnant bien sûr de déportations, de massacres, de
mensonges et d’hypocrisie humaniste ou sécuritaire. Troublant
parallèle avec ce qui se fait actuellement en Palestine occupée...
Durant cette cohabitation sanguinaire, près de quatre cents traités
ont été signés entre les Indiens et les différents gouvernements
; aucun n’a été respecté.
On
sait bien sûr que la richesse des premiers propriétaires terriens
de l’Est et du Sud s’est constituée grâce à l’esclavage.
Zinn estime à cinquante millions le nombre de Noirs qui ont eu à en
souffrir. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que
l’histoire de ces Noirs n’est qu’une longue série de révoltes,
d’insoumissions, et de massacres qui n’ont rien à envier à ceux
perpétrés contre les Indiens. Nous sommes loin de l’image du bon
nègre soumis à l’autorité du maître paternaliste, comme Autant
en emporte le vent le laisse suggérer. Ce que l’on tait également,
c’est que beaucoup de Blancs -appelés serviteurs sous contrat-
étaient aux ordres de ces grands propriétaires, et que bien vite,
unis dans une même servitude, exploités blancs et noirs ont donné
des signes d’alliance possible. Zinn montre très bien que, face à
cette montée en puissance de conflits de classe, le racisme s’est
érigé en instrument de contrôle social. “Si des hommes libres,
au désespoir, avaient dû faire cause commune avec des esclaves
désespérés eux aussi, les conséquences auraient pu dépasser en
violence tout [ce qui se faisait alors]. La solution à ce problème,
évidente mais jamais formulée -simplement progressivement assumée-,
était le racisme, seul outil susceptible de ségréguer les Blancs
dangereux des esclaves dangereux en élevant entre eux le mur du
mépris social.”
Le
racisme est donc un élément fondamental de la politique des
États-Unis, et ce, dès l’époque des premiers colons. Pendant les
siècles qui suivirent, il fut un des instruments de la domination
des capitalistes sur les travailleurs, les syndicats eux-mêmes ayant
beaucoup de mal à intégrer des Noirs dans leurs rangs. Zinn
rappelle ironiquement que l’intervention américaine pendant la
seconde guerre mondiale n’obéissait pas encore vraiment à des
motivations humanistes : “Faisait-on réellement la guerre pour
démontrer que Hitler se trompait quant à la supériorité de la
“race” aryenne sur les races inférieures ? Dans les forces
armées américaines, les Blancs et les Noirs restaient séparés.
Lorsque, au début de 1945, les troupes furent embarquées sur le
Queen Mary pour aller combattre sur le sol européen, les soldats
noirs prirent place dans les profondeurs du navire à côté de la
salle des machines, aussi loin que possible de l’air frais du pont,
dans une sorte d’étrange remake des transports d’esclaves
d’autrefois. La Croix-Rouge, avec l’accord du gouvernement, ne
mélangeait pas le sang des Noirs avec le sang des Blancs.”
L’intervention
américaine obéissait donc à d’autres impératifs. Lesquels ?
Toujours les mêmes : satisfaire les besoins expansionnistes du
capitalisme dominant. La guerre de Sécession (1861-1865) en fut un
exemple significatif. Traditionnellement, on oppose les bons
Nordistes et Lincoln aux méchants Sudistes esclavagistes. En
réalité, les faits furent un peu plus complexes et les résultats
moins glorieux qu’on veut bien le prétendre. Les incessantes
révoltes des Noirs, appuyées par quelques Blancs abolitionnistes,
mettaient en péril un système parfaitement rodé. De nombreux
documents témoignent du fait que les propriétaires esclavagistes
vivaient dans la peur. Ils étaient obligés d’utiliser les pires
méthodes pour mater les Noirs, ce qui ne fonctionnait que très
épisodiquement. Il faut rappeler également que, du fait de
l’arrivée incessante et massive d’esclaves, les Noirs étaient
devenus largement majoritaires dans les États du Sud, et les
propriétaires se sentaient quelque peu envahis par cette horde de
sauvages assoiffés de sang. Il fallait réagir : “Un soulèvement
général risquait de se révéler incontrôlable et de libérer des
forces qui pourraient s’en prendre, au-delà de l’esclavage, au
système d’enrichissement capitaliste le plus efficace du monde. En
cas de guerre généralisée, en revanche, ceux qui la conduiraient
pourraient en maîtriser les conséquences.”
L’abolition
ne fut donc pas le fait d’une prise de conscience humaniste, mais
obéit à des impératifs purement économiques. Lincoln lui-même,
considéré aux États-Unis comme un héros, est présenté comme un
personnage fort ambigu. Ses discours semblaient motivés par
l’opportunisme le plus évident. Selon le public auquel il
s’adressait, il était capable de tenir des propos soit racistes
soit abolitionnistes. Toujours est-il que les esclaves furent
affranchis et que tout le monde y trouva son compte -les dirigeants,
s’entend. Le capitalisme moderne s’étendit ainsi dans tous les
États, du Nord au Sud, les affaires furent plus florissantes que
jamais, et des millions de travailleurs, Noirs et Blancs, se
retrouvèrent dominés par un nouveau système d’exploitation,
beaucoup plus performant et beaucoup plus rentable. Un analyste de la
situation de l’époque, W.E.B. Du Bois, affirma que pendant cette
croissance du capitalisme américain avant et après le guerre de
Sécession, Blancs et Noirs vivaient tous en esclavage.
Le
racisme ne disparut évidemment pas pour autant : “Lorsque la
guerre de Sécession prit fin, dix-neuf des vingt-quatre États du
Nord n’accordaient toujours pas le droit de vote aux Noirs. En
1900, tous les États du Sud, par de nouvelles constitutions et de
nouveaux statuts, avaient inscrit dans la loi la suppression du droit
de vote et la ségrégation pour les Noirs. Un éditorial du New York
Times affirmait que “les hommes du Nord [...] ne dénoncent plus la
suppression du droit de vote pour les Noirs. [...] La nécessité de
cette suppression, au motif suprême de l’autopréservation, semble
désormais candidement reconnue.” Il faudra attendre les années
1960, et les révoltes en faveur des droits civiques -autre période
particulièrement trouble et sanguinaire-, pour que les Noirs aient
accès aux même titre que les autres à un minimum de
représentation. Et le problème est loin d’être résolu. Aux
États-Unis, et encore de nos jours même si c’est plus diffus, le
racisme se présente comme un formidable outil de maintien de l’ordre
capitaliste.
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